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Reflets et transparences
Dans tous ses films, OSHII utilise, ne serait-ce que pour des détails ou des plans fugaces, la notion de reflet, de miroir. Très souvent, il y associe celle de transparence. Le réalisateur fait de cet « effet de style », en plus de lui servir à souligner ou appuyer tel ou tel propos, une véritable marque de fabrique de sa mise en scène. Ce motif apparaît même dans des oeuvres mineures telles que Twilight Q ou Only You, ou dans des oeuvres dont il n'est pas le réalisateur, mais où son implication fut quand même grande et donc l'influence de ses effets de mise en scène non négligeable, comme Blood ou Jin-Roh. Cette figure esthétique n'est pas anodine dans la mesure où dessiner en animation des éléments qui se reflètent dans l'eau, dans un miroir ou dans une vitre ajoute à la difficulté des animateurs, a fortiori lorsqu'il s'agit d'éléments en mouvements eux-mêmes et que le plan n'est pas non plus immobile. Nous allons passer en revue les différentes apparitions de cette figure dans les oeuvres d'OSHII, certaines méritant plus que d'autres que nous nous arrêtions sur elles, afin de les étudier plus profondément.
Reflets : entre distorsion, dérèglement, disparition...↑
Dans Beautiful Dreamer, le premier film où OSHII a pu véritablement s'emparer du scénario et de la mise en scène, déjà l'apparition des reflets est à l'oeuvre. Que ce soit dans l'eau, des vitrines de magasins ou des miroirs, toutes ces réflexions ne manquent pas de renvoyer des images d'un type différent. Il peut s'agir de distorsion (Image 1) ou de dérèglement de la lisibilité de l'image et de son contenu (Image 2).
Images 1 et 2. Distorsion et dérèglement de la lisibilité d'une image par le reflet et la transparence (Beautiful Dreamer).
Il arrive même que l'un des personnages disparaisse dans son propre reflet. En fait, nous comprendrons plus tard qu'étant donné que l'univers dans lequel les personnages du film évoluent est un rêve de Lamu les surfaces réflexives (miroir, vitrines, surface de l'eau) sont des points de passage d'une réalité à une autre dans cet univers fantasmatique du personnage principal (Images 3 et 4).
Images 3 et 4. Quand le reflet d'un personnage (Ataru) est capable de le faire disparaître (Beautiful Dreamer).
Dans Tenshi no Tamago, OSHII utilise beaucoup les transparences qui sont le lieu d'une déformation visuelle, par exemple lorsque la fillette regarde au travers de ses flacons remplis d'eau. Nous pouvons également relever les innombrables reflets que l'eau du premier et du second déluge renvoie du monde et de ce qui y vit. Un plan assez évocateur, travaillant la logique “oshiienne” des transparences de manière contradictoire (donc jouant sur la notion d'opacité de la vision au travers de l'eau) se situe vers la fin du film, pendant la seconde montée des eaux dans la ville (Image 5).
Image 5. Quand l'eau n'opère plus de transparence mais de l'opacité visuelle (Tenshi no Tamago).
Correspondances narratives↑
Mais dans Tenshi no Tamago, le cinéaste fait également l'usage de manière complètement inhabituelle et très originale de cette figure de reflet. Il va décider que la construction narrative de son film sera le reflet des sons de cloche qui viennent ponctuer la visite de la ville par la fillette. Lorsque celle-ci prend de l'eau à la fontaine dans son flacon, les cloches de la ville se mettent à retentir. Elles sonnent 14 coups puis s'arrêtent. Un peu plus tard, lorsque le jeune homme s'est emparé de l'oeuf et le rend à la fillette dans les ruines d'un parc de la ville, la cloche se met à retentir encore. Elles sonnent cette fois-ci 4 coups, pour un total de 18. Si l'on admet que ces 18 sons de cloche sont la base de la construction temporelle du film, alors 18 sons de cloche équivalent à 70 minutes. Pourquoi s'être arrêté à 14 alors ? Parce que si nous ramenons 18 à 70, alors 14 correspond à 54 minutes et des poussières. Et que se passe-t-il à la 54ème minute du film ? Le jeune homme brise l'oeuf. Ainsi dans le reflet de la construction scénaristique du film que sont les sons de cloches de la ville, OSHII nous propose de nous prévenir de ce qu'il va advenir. Le jeune homme rend l'oeuf à la jeune fille et les 4 derniers sons de cloches retentissent : c'est lui qui en sera le destructeur, mais c'est aussi grâce à son geste que le monde va pouvoir évoluer. Ainsi par ce traitement quelque peu particulier de la figure du reflet, le cinéaste vient appuyer la figure christique du personnage principal de son film (Image 6).
Image 6. Le jeune homme s'accomplit et brise l'oeuf au 14ème son de cloche (54ème min. du film) (Tenshi no Tamago).
Lieu de rencontre et de sens inattendus↑
Dans Patlabor, cette approche visuelle de l'usage de reflets et transparences a beaucoup été utilisée lors des séquences de pérégrinations de MATSUI à travers la ville, à la recherche des traces de HOBA, comme moyen de rencontre et de juxtaposition de deux mondes urbains qui sont radicalement opposés (la modernité des gratte-ciels et la vétusté des habitations « traditionnelles »). Il en va de même de Patlabor 2 où le film est truffé de plans utilisant des reflets, des effets de transparence, de réflexions déformées. Deux séquences travaillent énormément cette figure dans le film : l'arrivée des Forces de Défense dans Tokyo de nuit et les plans de description de la ville le lendemain. Ces plans n'hésitent pas à détourner le contenu des images (Images 7 et 8).
Images 7 et 8. Détournement et intrusion dans l'image par le reflet et la transparence (Patlabor 2).
OSHII tente de nous faire comprendre que, parfois, la vision que nous avons du monde, lorsque nous le regardons indirectement (vitre, miroir, etc.), est révélatrice de sens sur le monde lui-même, qu'à force de trop voir les choses au premier degré et sans distance, elles ne nous apparaissent plus sous leur véritable aspect, et qu'enfin la transparence permet de rendre compte de différents niveaux de la réalité, comme dans ce plan de rue de Tokyo, en hauteur, où en arrière-plan des hélicoptères de l'armée patrouillent et au premier plan, nous apercevons au travers des vitres de leur building des personnes en train de travailler. Il se sert également de cette figure pour déconstruire l'intégrité visuelle des éléments du cadre et ainsi fragiliser leur statut (Images 9 et 10).
Images 9 et 10. Transparence et degrés de réalité / Reflets et fragilisation du contenu de l'image (Patlabor 2).
Renvoyer à une identité↑
Dans Jin-Roh, OSHII est scénariste, il n'est donc pas étonnant que la figure du reflet y trouve sa place dans une adaptation écrite par l'auteur. En effet, les deux personnages principaux sont chacun le reflet de l'autre et n'ont de cesse d'échanger leur statut tout au long du film. Fusé appartenant aux Kerberos Panzer Cops, il est censé incarner le loup. La jeune fille est censée être une symbolique du petit chaperon rouge. Lorsque nous apprenons qu'en fait elle fait partie d'un piège pour faire tomber le policier et son unité avec lui, elle devient le loup et lui la proie. Et puis, à la fin du film, le caractère prémédité des actions de Fusé et son appartenance à la Brigade des Loups font de lui, à nouveau, le loup et d'elle le petit chaperon rouge.
Dans Ghost in the Shell, nous l'avons vu aussi précédemment, l'usage des reflets et transparences est très répandu : il sert entre autres à traduire les doutes et questionnements de Motoko (son réveil et la ville derrière elle, son reflet d'elle-même dans la surface de l'eau lorsqu'elle plonge, son « double » que la transparence des vitres de la ville lui permet d'apercevoir). Un exemple parmi tant d'autres : après être remontée à la surface de l'eau, Motoko regarde au travers de son masque de plongée et le ciel qu'elle voit au travers est déformée par les gouttes d'eau qui se trouvent sur la vitre de son masque : à ce moment du film, OSHII nous fait comprendre qu'elle n'appréhende pas complètement son devenir, qui sera celui de prendre « corps » dans une nouvelle forme de vie éthérée, après sa fusion avec le Puppet Master, figure angélique et rappelant le ciel (Image 11).
Image 11. Double effet de transparence (le masque et les gouttes) : une appréhension imparfaite de la réalité (Ghost in the Shell).
Pour souligner le détachement total de la nouvelle née avec les questions de matérialité, la découverte de son nouveau corps par ses propres yeux se fait au travers d'un miroir dans le domicile de Batou. Avec les combinaisons de camouflage thermo-optique qui rendent les personnages invisibles, OSHII pousse la notion de transparence à sa signification maximale. Il s'agit de la mutation visuelle par excellence, puisque confondant l'individu avec son environnement, cette combinaison figure à son paroxysme l'idée même de mutation liée à l'adaptabilité environnementale : elle se fond au travers de ce qui est visible (Images 12 et 13).
Images 12 et 13. Invisibilité et adaptabilité environnementale progressive :mutation de l'apparence adaptative à son paroxysme (Ghost in the Shell).
Pré-éminence du réel↑
Mais ce n'est que dans Innocence (qui n'est pas un film épargné par les effets de reflets et de transparence) qu'OSHII délivre une clé explicite pour comprendre son obsession du miroir et des reflets. Lorsque TOGUSA et Batou sont dans l'ascenseur qui les emmène au labo du légiste, ils ont une discussion et TOGUSA dit à un moment : « Le miroir n'est pas un instrument d'instruction mais d'illusion. » Ainsi donc l'usage effréné par OSHII de cet « effet de style » signifierait le renvoi du spectateur à des versions illusoires de la réalité que l'auteur ferait prendre corps dans les reflets qu'il met en scène dans ses films. Mais Batou rétorque alors à TOGUSA : « Inutile d'en vouloir au miroir si ton visage est de travers. » Ainsi pour OSHII, si ces versions illusoires de la réalité existent, il en est ainsi uniquement parce que la réalité originelle le leur permet.
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